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LA FORME DE L’EAU

Un film de Guillermo Del Toro.

 

S’il est un cinéaste qui invite au changement de regard, à ne jamais se fier aux apparences comme à combattre tous les préjugés, c’est bien le cinéaste mexicain Guillermo Del Toro. Ses films abondent en personnages d’aspect horrifiant, tel « Hellboy » (2004), qui font néanmoins preuve de générosité et de noblesse. Mais avec « La Forme de l’eau », le réalisateur atteint un niveau d’excellence qui laisse pantois : ce film mérite, ô combien, ses treize nominations aux Oscars. C’est une œuvre sublime !

On peut dater précisément l’action de ce film dont l’héroïne habite dans un appartement situé juste au-dessus d’un cinéma où l’on projette, entre autres, « L’Histoire de Ruth », un film de Henry Koster sorti sur les écrans en 1960. Toute la paranoïa de cette époque-là, celle où la guerre froide battait son plein, est au rendez-vous. Nous avons donc affaire à une fable sur fond d’espionnage mettant en opposition américains et russes, les premiers complotant dans un laboratoire ultrasecret que, bien sûr, les seconds cherchent à infiltrer. Or c’est là qu’est détenue une créature mi-homme mi-poisson que les militaires américains ont ramenée d’Amérique Latine (et en qui tous les cinéphiles reconnaîtront l’amphibien qui hantait un film de Jack Arnold de 1954, « L’étrange créature du lac noir »).

Autour de l’être à l’aspect monstrueux s’agite tout un ensemble de personnages extrêmement divers : les militaires américains qui en sont les geôliers, le plus brutal d’entre eux, le colonel Richard Strickland (Michael Shannon), prenant un malin plaisir à le torturer au moyen d’un gourdin électrique ; le docteur Robert Hoffstetler (Michael Stuhlbarg) qui dévoile petit à petit la véritable raison de sa présence en ce lieu et sa personnalité d’homme compatissant ; et les deux femmes de ménage, l’une noire, l’autre latina, cette dernière, Elisa Esposito (Sally Hawkins), s’imposant rapidement comme l’héroïne du film. Elle, qui est muette, n’en tarde pas moins à entrer en relation avec la créature et à se laisser toucher par sa détresse. Et c’est donc elle qui, avec l’aide, entre autres, d’un affichiste homosexuel, va tout entreprendre pour sauver l’homme-poisson des griffes de ses gardiens et bourreaux.

Avec tous ces personnages, les laissées-pour-compte de la société que sont les femmes de ménage, l’espion russe au grand cœur, le dessinateur homosexuel, etc., Guillermo Del Toro, pour notre plus grand plaisir, exalte sans retenue les humbles, les opprimés et les exclus face à l’arrogance et au puritanisme d’une frange d’américains blancs et racistes (dont l’exemple type se nomme aujourd’hui Donald Trump !). Mais surtout, comme je l’indiquais dès le début, il incite à changer de regard et à ne jamais se fixer sur les apparences. Le colonel Strickland, qui ressemble en tout point à un homme distingué, ayant une jolie femme et de jolis enfants, n’en est pas moins un tortionnaire de la pire espèce ainsi qu’un homme qui pourrit de l’intérieur après avoir été mordu par la créature. A contrario, cette dernière, malgré son aspect hideux, cache des trésors d’émotivité, de générosité et même d’affection, voire d’amour. Elisa ne s’y trompe pas, elle perçoit aussitôt, dès le premier regard, autre chose qu’une physionomie répugnante. Elle sait, elle qui est muette, entrevoir le cœur même de cet être étrange qui, lui aussi, voit en elle sa beauté. De là à donner au film l’allure d’une inimaginable romance d’amour, il n’y a qu’un pas qu’il aurait été dommage de ne pas franchir. Eh bien, Guillermo Del Toro ne se prive de rien, il ose tout, et c’est un ravissement. Sa mise en scène audacieuse et belle, qui s’autorise même une sorte d’hommage bref mais superbe au duo mythique Fred Astaire et Ginger Rodgers, emporte irrésistiblement l’adhésion.

NOTE:  9/10

Luc Schweitzer, ss.cc.