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LES FANTÔMES D’ISMAËL

un film de Arnaud Desplechin.

Projeté en ouverture du festival de Cannes, ce nouveau film d’Arnaud Desplechin n’est curieusement exploité que dans une version courte (amputée d’une vingtaine de minutes) dans la plupart des salles françaises. La version longue n’étant proposée que dans de très rares cinémas, je n’ai donc vu moi-même que le film le plus court et je me demande si ce n’est pas là la cause de mon léger désappointement. Léger parce que le film m’a globalement séduit, mais désappointement quand même car, dans sa version courte en tout cas, il laisse une sensation d’inachèvement, comme si le réalisateur s’était encombré de trop de récits s’imbriquant les uns les autres sans qu’il sache lui-même comment les relier sinon de manière presque artificielle et trop abrupte. Je gage que, dans sa version longue, le film donne une autre impression, plus satisfaisante pour l’esprit du spectateur.

Reste néanmoins, même dans sa version brève, un film qui ne manque pas de qualités, Arnaud Desplechin étant un réalisateur qui a déjà largement démontré son talent, un talent atteignant des sommets de perfection dans le très émouvant « Trois souvenirs de ma jeunesse » (2014). Autant ce dernier film était marqué par l’influence de François Truffaut, autant c’est du côté d’Alfred Hitchcock et d’Ingmar Bergman qu’il faut chercher les sources d’inspiration des « Fantômes d’Ismaël ».

L’argument de ce film est assez simple, mais sa construction narrative ne l’est pas du tout. Les fantômes du titre, ce sont d’abord et avant tout ceux qui hantent les œuvres cinématographiques d’Arnaud Desplechin : des acteurs (à commencer par Mathieu Amalric) et des personnages qu’on identifie aussitôt à sa production. Il en est un, en particulier, appelé Dédalus, qu’on a déjà rencontré dans plusieurs de ses films et qu’on retrouve ici, joué cette fois par Louis Garrel. C’est lui, le premier des fantômes qui tourmentent l’esprit d’Ismaël (Mathieu Amalric), un fantôme dont on découvre vite qu’il est le personnage d’un film dans le film, mais un personnage qui semble échapper même à l’emprise de son propre créateur. Car s’il est un thème qui imprègne toute cette œuvre, c’est celui de l’identité mystérieuse des personnages, identité qui échappe aux définitions et à toutes les simplifications, qui se dérobe dès qu’on cherche à la cerner de quelque façon que ce soit.

Ismaël est donc un « fabricant de films », ainsi qu’il se définit lui-même, écrivant la nuit plutôt que le jour et vivant avec Sylvia (Charlotte Gainsbourg) tout en restant poursuivi par le deuxième fantôme du film, Carlotta (Marion Cotillard), la femme avec qui il a vécu vingt ans auparavant et qui l’a quitté soudainement sans plus donner signe de vie, au point qu’il l’a crue morte. Or voilà que Carlotta (un prénom que tous les cinéphiles associent aussitôt à « Sueurs froides » d’Alfred Hitchcock) réapparaît aussi soudainement qu’elle avait disparu. Ce qui, évidemment, ne manque pas de semer le trouble et dans l’esprit d’Ismaël et dans celui de sa nouvelle compagne Sylvia.

Ce qui passionne, ce qui fascine, dans ce film, c’est ce qui se devine et se dissimule aussitôt qu’on croit l’avoir compris. Tous les personnages, « fantômes » ou non, sont traversés de mystères : quand on a le sentiment de les cerner, ils s’échappent. A de nombreuses reprises, on les voit se refléter dans un miroir (une fois même dans un miroir ébréché) ou dans le reflet d’une vitre, comme pour indiquer qu’il n’y a d’autre connaissance d’autrui que très partielle et imparfaite. Pour reprendre les termes de Paul dans sa Première Lettre aux Corinthiens (1Co 13,12), « nous voyons au moyen d’un miroir, d’une manière obscure ». Les regards portés sur autrui se heurtent à d’insondables mystères. Et lorsque, au début du film, Ismaël et le père de Carlotta se disputent à propos de cette dernière, c’est parce que l’un et l’autre n’ont jamais perçu qu’un reflet ou qu’une fraction de la jeune femme, tout en restant persuadé, chacun de son côté, d’être le seul à la connaître vraiment. Qui a raison ? Qui a tort ?

Malgré ses imperfections, en tout cas dans sa version courte, et malgré la complexité de ses mises en abyme, ce film n’en demeure pas moins une œuvre assez fascinante et qui gagnera, probablement, à être revue pour en percevoir encore davantage toutes les beautés.

NOTE:  8,5/10

Luc Schweitzer, ss.cc.