aucun commentaire pour l'instant

THE LOST CITY OF Z

un film de James Gray.

Ce film, de loin le plus ambitieux de son auteur, avait beau être en projet depuis longtemps déjà, on n’en est pas moins surpris de le voir enfin sur les écrans (il a fallu une longue obstination au cinéaste pour le mener à bien) et de le voir tel qu’il est, c’est-à-dire échappant totalement au cadre qui était celui de tous les films précédents de James Gray. Comme on a affaire à un cinéaste new-yorkais jusqu’au bout des ongles, on était en droit de mettre en doute sa capacité à filmer autre chose que cet environnement-là, environnement qui lui a inspiré une série de films remarquables (jusqu’à ce chef d’oeuvre qu’est « The Immigrant », sorti en 2013).

A présent qu’est projeté sur nos écrans « The lost city of Z » qui n’a plus rien à voir avec New-York, force est de constater que les doutes qu’on pouvait avoir sont balayés. Et de quelle façon ! Car, sous ses allures de film d’aventures classique, se révèle une œuvre subtile et ambitieuse parfaitement réussie et qui recèle de multiples niveaux d’interprétation. En vérité, comme James Gray l’explique lui-même dans une interview, il n’a pas voulu faire un film d’aventures « mais un film d’aventuriers ». Ce n’est donc pas tant l’aventure en tant que telle qui intéresse le réalisateur, mais les hommes qui la suscitent et qui s’y trouvent mêlés. Pour dire les choses clairement, il ne faut pas s’attendre à voir sur l’écran un sosie d’Indiana Jones !

Le personnage qui est au cœur du film de James Gray est un officier de l’armée britannique et il se nomme Percy Fawcett (Charlie Hunnam). Le film commence en 1906, à l’heure où l’on apprend qu’une guerre risque d’éclater entre la Bolivie et le Brésil pour des questions de frontières. Percy Fawcett est désigné pour explorer une région inconnue de la forêt amazonienne afin de la cartographier. S’il accepte cette mission à risques, bien qu’il soit marié et père de famille, ce n’est pas uniquement parce qu’un militaire doit se soumettre à un ordre, mais c’est parce que la réussite de cette expédition lui vaudrait de retrouver l’estime de ses pairs, perdue ou entachée à cause d’une faute paternelle. Dans la bonne société anglaise de cette époque-là, où tout est corseté et codifié, la faute d’un père rejaillit sur ses enfants.

Dès lors, le film se partage en allers et retours entre l’Angleterre et les trois expéditions menées par Percy Fawcett dans la jungle amazonienne, sans oublier néanmoins la séquence tragique de la Grande Guerre (durant laquelle l’officier est envoyé au combat dans la Somme). Or, très rapidement, ce n’est plus son propre retour en grâce au sein de la bonne société anglaise qui obsède l’explorateur, mais la recherche d’une cité qui serait cachée au cœur de l’immense forêt et qu’il désigne par la lettre Z. L’homme qui revient de sa première exploration en Amazonie n’est plus tout à fait le même. Son aventure n’a pas été que physique, mais aussi intérieure : elle a ébranlé ses convictions, lui a fait découvrir d’autres peuples et d’autres cultures qu’on s’empressait trop rapidement et trop superficiellement à qualifier de sauvages. Le regard de Fawcett se transforme et son obsession ne se limite pas à la recherche d’une cité perdue au cœur de l’immense forêt, elle se traduit aussi par son obstination à vouloir changer les à priori de ses coreligionnaires.

Je passe rapidement sur les qualités purement formelles du film, du point de vue de l’image et de celui du son (cf. les superbes séquences montées avec des extraits de « Daphnis et Chloé » de Maurice Ravel) : elles sont sans reproche. Ce qui m’intéresse davantage, ce sont les différents niveaux d’interprétation qu’offre le film. Bien sûr, aucun de ces niveaux n’est imposé par le réalisateur, mais il serait dommage de les ignorer pour ne voir dans cette œuvre qu’un simple film d’aventures qui, du coup, pourrait sembler presque banal.

Je voudrais seulement distinguer deux des niveaux d’interprétation du film (qui, si nous les intégrons et les méditons, en font une œuvre passionnante et géniale). Le premier est politique et je l’ai déjà indiqué en parlant de changement de regard. Le film évoque une longue période de l’histoire, une période de conquêtes et de colonisation, qui s’est soldée par des injustices, des blessures, voire des massacres sans nombre. Combien d’hommes sont partis d’Europe à la découverte de terres et de peuples nouveaux en ayant la certitude de porter la civilisation là où, selon eux, il n’y avait que sauvagerie ? Comme si les « sauvages » n’étaient pas, eux aussi, transmetteurs d’une civilisation, différente certes, mais tout aussi valable que celle des Européens ! C’est cette funeste arrogance des hommes blancs convaincus de devoir civiliser les autres « races » que fustige, à juste titre, ce film. Il le fait de façon subtile mais claire. Percy Fawcett, tout en restant marqué par les préjugés de son pays et de sa classe sociale (il oppose, par exemple, un refus sans appel à sa femme qui souhaiterait l’accompagner lors d’une de ses expéditions), se laisse petit à petit transformer par ses rencontres avec les Indiens d’Amazonie et ose exposer ce changement de regard à ses compatriotes anglais, quitte à susciter l’incompréhension, voire le rejet, de la plupart d’entre eux. Une séquence du milieu du film indique on ne peut plus clairement que non, décidément, les Européens n’ont pas de leçons à donner aux Indiens : la prétendue sauvagerie de ces derniers a-t-elle jamais atteint le niveau de violence et de barbarie des hommes engagés dans la guerre de 1914-1918 ? Je pense que chacun mesurera aussi combien ce sujet garde sa pertinence, cent ans après les faits rapportés dans le film, à l’heure où, un peu partout dans le monde, à l’instar de l’élection de Donald Trump, on assiste à la montée en puissance de ceux qu’on appelle populistes et qui brandissent comme un étendard le rejet de ceux qui sont différents.

Mais je veux terminer ma critique en indiquant un autre niveau d’interprétation de « The lost city of Z », qui ne s’oppose d’ailleurs nullement au premier mais le complète. C’est le niveau qu’on peut désigner, sans vouloir employer de grand mot, du nom de « mystique ». Un poète comme Charles Péguy nous a appris que politique et mystique peuvent aller de concert. Dans le film de James Gray, ce niveau « mystique » est signifié par son titre lui-même et se voit confirmé, dès le début du premier voyage en Amazonie de Fawcett, par la lecture d’un poème de Kipling que lui avait confié son épouse. Qu’est-ce que la cité perdue que recherche obstinément l’explorateur ? Telle est la question qui traverse le film en son entier. Certes, il peut s’agir d’une cité réelle, au sens où on peut la situer sur une carte et en retrouver, éventuellement, les ruines. Il est à remarquer cependant qu’au cours du film, chaque fois que Fawcett semble en trouver une trace, celle-ci se dérobe aussitôt à son regard, cachée par exemple par le rideau d’une cascade. Vient alors à l’esprit une autre interprétation, qui n’est nullement incongrue. La cité perdue ne désigne pas seulement un lieu précis, situé dans la forêt, mais une profondeur du cœur humain. En vérité, Fawcett voyage autant à l’intérieur de lui-même, au plus profond de son être, qu’à l’extérieur. La cité perdue, ce pourrait être aussi bien, un jaillissement de pardon, de paix, d’amour, qui vient du secret du cœur et qui fait se tourner l’un vers l’autre un père et un fils enfin réunis et qui peuvent se dire les mots les plus simples du monde « Je t’aime, mon fils », « Je t’aime, papa ». Comment mieux conclure, comment mieux signer un film qui, décidément, se révèle extraordinairement fécond pour la sensibilté, pour l’esprit et pour le cœur des spectateurs ?

NOTE:  10/10

Luc Schweitzer, ss.cc.