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UNE FEMME FANTASTIQUE

un film de Sebastian Lelio.

Les films qui ont pour ambition de nous inviter à changer nos regards sur autrui, à abandonner nos regards de défiance pour adopter ceux de la bienveillance, sont toujours les bienvenus, dans la mesure où ils sont réalisés avec talent. C’est incontestablement le cas de cette œuvre du chilien Sebastián Lelio qui y dresse le portrait d’une transsexuelle, non pas d’une manière militante mais précisément pour bonifier, voire pour réparer si besoin est, nos regards si facilement encombrés de préjugés et de doutes dès qu’ils se posent sur ce qu’ils estiment différent.

En vérité, c’est un couple d’amoureux qui constitue le pivot de ce film et ce couple est formé de Marina (Daniela Vega) et d’Orlando (Francisco Reyes), un homme beaucoup plus âgé que sa compagne. Mais qu’importe la différence d’âge ! Quand Orlando regarde Marina chanter sur la scène d’un club, on comprend aussitôt que ces deux-là s’aiment d’un amour vrai et sincère. Et qu’importe que Marina soit une transsexuelle comme on le découvre rapidement ! Cela ne brouille aucunement le regard d’amoureux d’Orlando qui projette de l’emmener bientôt visiter les chutes d’Iguazú. Malheureusement, il est une autre invitée qui se plaît à tout perturber : elle s’appelle la mort ! Pris de malaise durant la nuit et ayant fait une chute dans des escaliers, Orlando est emmené d’urgence par Marina jusqu’à une clinique, mais en vain. L’homme décède d’une rupture d’anévrisme.

C’est alors que commence pour Marina la lugubre ronde des regards mauvais. Les regards de ceux qui jugent, les regards de ceux que la différence effraie. Le corps d’Orlando étant couvert de bleus et sa tête étant marqué d’un hématome du fait de sa chute, la police ne tarde pas à se mêler de l’affaire. Apparaît donc le regard suspicieux d’une inspectrice, son regard déshumanisant qui ne se réfère qu’aux procédures à suivre et son regard de curiosité malsaine lorsque Marina est examinée jusque dans son intimité !

Viennent aussi les regards méfiants, hautains, rancuniers, voire haineux, des proches du défunt (ou, en tout cas, de sa famille, le mot « proches » n’étant peut-être pas le plus indiqué). Hormis le frère d’Orlando qui n’est pas dénué d’élans de compassion, les autres n’ont qu’un désir, se débarrasser de celle qu’ils considèrent comme une intruse, ne plus la voir, la chasser et, bien sûr, sans lui accorder quoi que ce soit. C’est le cas de l’ex-femme d’Orlando, qui ne cache pas son mépris, comme celui de son fils pour qui Marina n’est rien d’autre qu’une sorte de monstre. Terribles regards que ceux dont se targuent ces gens-là !

Heureusement, Marina n’est pas du genre à courber l’échine ni à se laisser piétiner par les humiliations. La force de se battre, elle la puise non seulement en elle-même mais surtout dans le regard de ceux pour qui elle n’a rien d’excentrique : non seulement sa sœur, qui intervient lors d’une des scènes du film, mais, bien davantage encore, Orlando lui-même à qui la magie du cinéma permet de donner une présence au-delà de la mort. Le temps d’échanger un regard d’amoureux et le temps d’un baiser sont les plus précieux qui soient. Marina y trouve une vitalité et une volonté insoupçonnées. Jusqu’à une sorte d’apothéose finale toute remplie d’espoir. Car Marina, qu’on a entendu chanter, au début du film, une chanson de cabaret, prend aussi des cours de chant lyrique au point de se produire sur la scène d’un théâtre et de chanter, de sa voix qu’on peut associer, me semble-t-il à une voix de haute-contre, l’air fameux du « Xerxès » de Haendel, « Ombra mai fu ». Comment mieux terminer ce film bouleversant et mêlangeant judicieusement les genres (drame, psychologie, policier, fantastique…) que par ce moment de pure grâce et d’exquise beauté ? Qui osera encore regarder Marina avec les yeux inquisiteurs de qui la considère comme un phénomène ? Marina n’est pas un être étrange, elle n’est rien de plus qu’une femme, mais « une femme fantastique » !

NOTE:  8,5/10

Luc Schweitzer, ss.cc.