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À PEINE J’OUVRE LES YEUX

un film de Leyla Bouzid.

A force de n’entendre parler, dans les médias, que de jeunes musulmans dérivant vers le radicalisme islamique, on risque de se méprendre et d’ignorer que, pour beaucoup de jeunes gens de culture islamique, le chemin emprunté est à l’opposé de celui qui fait volontiers la une de l’actualité. Ce que recherchent et revendiquent nombre de ces jeunes, ce n’est pas l’embrigadement, mais au contraire l’émancipation. Il n’est d’ailleurs pas anodin de souligner que cette aspiration à la liberté se manifeste, dans ce film de Leyla Bouzid, par le désir de faire de la musique et de chanter. Même s’il n’est pas question d’islamisme radical ici, mais de l’état autoritaire et corrompu de Ben Ali peu avant la révolution tunisienne, impossible de ne pas remarquer que, dans tous les cas, on ne prise guère ceux qui osent chanter. Comme le rappelle Emmanuel Dupuy dans l’éditorial qu’il signe dans le dernier numéro de la revue Diapason, à la fin des années 70 déjà, l’ayatollah Khomeiny éructait contre la musique, « ce poison [qui] détruit notre jeunesse ». Les autocrates, quels qu’ils soient, n’aiment pas que l’on chante.

Eh bien, c’est ce « poison » qui enivre Farah, jeune fille de 18 ans, le personnage qui est au cœur du film de Leyla Bouzid. Alors qu’elle vient de réussir brillamment ses examens et que sa mère rêve pour elle d’une carrièrre dans la médecine, celle-ci ne songe qu’à rejoindre ses amis musiciens de rock et à se produire avec eux sur des scènes ou dans des bars. Dans la Tunisie corsetée et contrôlée de Ben Ali, ce groupe de musiciens renvoie l’image d’un espace de liberté qui ne convient pas à tout le monde. C’est d’autant plus vrai que les chansons écrites, composées, jouées et chantées par le groupe peuvent avoir des accents revendicatifs. La révolution tunisienne éclatera bientôt, et les chansons dont Farah se fait l’interprète inspirée en sont la prémonition.

Tout n’est pas si simple cependant, c’est évident, et le film se fait l’écho des durs combats qu’il faut mener. La mère de Farah s’inquiète beaucoup des chemins empruntées par sa fille et, pour cette dernière, s’épanouir dans ce qu’elle considère comme sa véritable passion se fait au prix de luttes incessantes. Au sein du groupe de musiciens aussi, les avis divergent et l’on assiste à de houleux débats : faut-il ou non chanter une chanson engagée quand on sait qu’on est surveillé par la police ? Et, pour compliquer encore les choses, à tout cela se mêlent des affaires de cœur !

Oser le chant, oser la liberté de chanter, dans la Tunisie de Ben Ali, cela ne va pas sans risques. Le danger rôde, c’est vrai, et pourrait s’abattre tout à coup sur qui a trop brandi l’audace d’être libre. Ce film de Leyla Bouzid, qui a, à juste titre, remporté plusieurs prix dans des festivals, nous fait ressentir à la fois l’espérance et l’angoisse de jeunes gens avides d’émancipation. Les scènes euphorisantes et magnifiquement filmées de concerts laissent place à des scènes rudes et qui font mal au cœur. Avec ce premier film, en tout cas, Leyla Bouzid, elle-même fille d’un réalisateur tunisien, entre d’ores et déjà dans la liste des cinéastes qui comptent et dont on attend avec curiosité la prochaine œuvre. 

NOTE: 8/10

Luc Schweitzer, sscc.