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CAROL

L’année 2016 commence, sur le plan cinématographique, de façon assez curieuse, avec la sortie presque simultanée de deux films importants, attendus par les cinéphiles, mais stylistiquement aux antipodes l’un de l’autre. D’un côté, le féru de cinéma a dû supporter non seulement les dialogues interminables, pénibles, soûlants, voire carrément vulgaires des « Huit Salopards » de Quentin Tarentino, mais encore des scènes de violence absurdes et répugnantes baignant dans des flots d’hémoglobine. De l’autre, avec « Carol » de Todd Haynes, tout n’est que dialogues superbement écrits et réalisation d’une finesse et d’une subtilité qui laissent pantois. On aura compris, bien évidemment, combien le film de l’un m’a semblé détestable (je lui accorde un 2,5/10) et combien celui de l’autre apparaît, à mes yeux, comme une grande réussite, proche de la perfection.

Le genre mélodramatique sied à merveille à Todd Haynes ; il l’a prouvé, en 2002, avec la réalisation de « Loin du Paradis », grand film dans lequel le personnage joué par Julianne Moore découvrait, dans l’Amérique des années 50, l’homosexualité de son mari et tombait amoureuse de son jardinier noir. En 2011, sortait sur les petits écrans de la télévision une mini-série intitulée « Mildred Pierce », elle aussi superbement mise en scène et se déroulant dans le contexte de l’Amérique de la Grande Dépression. Aujourd’hui, avec « Carol », adaptation d’un roman de Patricia Highsmith, Todd Haynes déploie à nouveau son savoir-faire en situant son récit au début des années 50, fin 52 et début 53 exactement. Et, comme dans « Loin du Paradis », il s’intéresse à une histoire de transgression ou de ce qui paraissait tel dans l’Amérique puritaine de ces années-là.

Tout commence par la rencontre de deux femmes dans un magasin où l’on se presse pour la course aux cadeaux de Noël. Des regards échangés, quelques mots, puis une paire de gants oubliée et rien ne sera plus comme avant ni pour Carol (Cate Blanchett), femme bourgeoise qui fait ses achats, ni surtout pour Therese (Rooney Mara), vendeuse gracile et très séduisante malgré le ridicule bonnet rouge qu’on l’oblige à porter. Entre les deux femmes se déploie petit à petit l’éventail d’un rapprochement, d’une amitié, d’un amour et d’une passion qui atteindra son acmé à l’occasion d’une échappée en voiture.

Cependant, ni pour l’une ni pour l’autre des deux femmes, vivre une telle passion n’est quelque chose de simple. Therese est liée à un petit ami qui souhaite fort l’épouser, mais qui ne tarde pas à se poser des questions. Mais c’est Carol qui affronte le plus difficile : elle est mariée, en instance de divorce, et mère d’une très jeune enfant dont son son mari menace de lui retirer la garde. La tension est grande, palpable et ô combien dure à supporter.

Sans jamais être démonstratif, par sa mise en scène soignée, Todd Haynes réussit parfaitement à faire percevoir au spectateur ce que la passion vécue par les deux femmes comporte à la fois de douceur et de complicité, mais aussi de douleur et de désespoir. Impossible de poursuivre cette aventure de manière apaisée et heureuse. Tout est dit, tout est suggéré plutôt par le jeu habile des deux actrices, toutes deux formidables. Ce qui se lit sur les visages des deux femmes, et particulièrement dans leurs regards, est primordial. Car tout est affaire de regard dans ce film : regards échangés qui dévoilent et dissimulent en même temps, regard de Therese qui prend une photographie de Carol (elle qui ne photographiait jusque là que des objets), regards de passagère apercevant la silhouette de l’être aimé dérrière la vitre d’une voiture…

Méfions-nous de ceux qui, même parmi les critiques, ont cru bon de déplorer le manque d’émotion de « Carol ». L’émotion est là, bien présente d’un bout à l’autre du film, mais elle n’est jamais surlignée comme on le fait quand on veut que coulent les larmes des spectateurs. Todd Haynes s’est bien gardé de réaliser un film de ce genre, mais il a su intelligemment multiplier des signes qui, pour le spectateur attentif, sont autant de raisons d’être ému. L’émotion, ici, est discrète et légère, à la manière de la « chanson bien douce » de Verlaine « qui ne pleure que pour [nous] plaire ».

Avec ce film, nul doute que Todd Haynes compte désormais comme un des meilleurs réalisateurs de mélodrames, digne successeur des maîtres du genre que furent, au cours des années 50 et 60, des cinéastes de génie ayant pour noms Douglas Sirk et Vincente Minnelli

NOTE: 9,5/10

Luc Schweitzer, sscc.