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LE FILS DE SAUL

un film de László Nemes.

C’est une de mes convictions qu’il n’y a pas de sujet interdit au cinéma et ce film me donne l’occasion de le réaffirmer. Cela étant dit, il est des sujets qu’il faut manier avec la plus grande précaution tant ils exigent, de la part de celui qui les choisit et les met en scène (qui plus est dans une œuvre de fiction), des choix radicaux quant à ce qu’il convient de mettre ou non sous les yeux des spectateurs. Peut-être certains sujets ne devraient-ils être abordés que dans le cadre d’un documentaire… Un exemple remarquable vient de nous en être donné avec la sortie sur les écrans du « Bouton de Nacre » de Patricio Guzmán. Le hongrois László Nemes, lui, s’est aventuré sur un terrain bien plus risqué encore que celui d’évoquer des massacres d’Indiens et de partisans d’Allende au sud du Chili. Il a opté pour le sujet le plus délicat qui soit, celui qui, chaque fois qu’un réalisateur avait osé l’aborder jusqu’à présent, avait suscité de houleuses controverses, celui de la représentation de l’holocauste dans un film de fiction.

Or, non seulement la controverse n’a pas eu lieu, mais le film a été récompensé à Cannes par le Grand Prix et a reçu l’approbation de Claude Lanzmann qui a félicité le réalisateur quant à sa façon de procéder. Et c’est vrai que «Le Fils de Saul » se démarque beaucoup de ce qu’on a vu jusqu’à présent. Rien de semblable à la mise en scène déplorable de Gillo Pontecorvo dans « Kapo » (1960). Pas davantage de représentation comme dans le feuilleton télévisé « Holocauste » ou dans « La Liste de Schindler » de Steven Spielberg (1993). Ici, tout est concentré sur un homme, un membre du Sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau, autrement dit un de ceux qui étaient sélectionnés par les nazis pour exécuter les basses besognes du camp en échange de quelques mois de survie supplémentaire. La caméra ne quitte, pour ainsi dire, jamais cet homme, laissant hors champ ou, souvent, dans le flou toutes les scènes d’horreur dont il est témoin. Fréquemment au cours du film, c’est la bande-son plus que l’image qui nous laisse percevoir qu’il se déroule des faits terrifiants.

Ces choix de mise en scène très radicaux sont pertinents, bien entendu, ils permettent d’éviter judicieusement le piège de la représentation. On ne peut reprocher au cinéaste d’avoir « filmé l’infilmable ». Mais ces choix comprennent aussi leur revers. Se concentrer sur un seul homme, comme le fait le cinéaste hongrois, c’est prendre le risque de faire de nous, qui sommes devant l’écran de cinéma, rien d’autre que des spectateurs admiratifs. Ce que nous voyons, c’est certes une histoire émouvante, celle d’un homme qui croit reconnaître son fils dans le cadavre d’un enfant et qui, de ce fait, cherche par tous les moyens à l’enterrer et à trouver un rabbin qui saura prononcer le kaddish, mais c’est aussi, qu’on le veuille ou non, une performance d’acteur. L’histoire est émouvante, comme je l’ai dit, (c’est bien le moins quand on a affaire à un tel sujet), mais elle risque d’être, en quelque sorte, parasitée tout du long et par le jeu de l’acteur principal et par les questions qu’on en vient inévitablement à se poser quant à la vraisemblance d’un tel récit. A chaque instant, on peut se demander si ce qu’on voit (car, malgré tout, on voit quelque chose) et si ce qu’on entend restent plausibles. Pour ne prendre qu’un exemple, lorsque Saul est surpris à l’infirmerie (où il n’a rien à faire) par des officiers nazis, la seule réaction, la seule sanction improvisée par un de ces derniers consiste à le railler et le ridiculiser puis à le renvoyer à son travail… Est-ce plausible ? Je pose la question…

Pour conclure, il me faut affirmer ma perplexité et mes hésitations. D’un côté, on ne peut que reconnaître que le réalisateur de ce film a réussi un véritable tour de force, évoquant avec intelligence le drame de l’holocauste sans jamais chercher à le représenter en tant que tel. De l’autre, on est en droit de demeurer insatisfait et d’oser admettre que jamais la fiction, quelle qu’elle soit et quel qu’en soit le réalisateur, ne pourra rendre compte, si peu que ce soit, de l’horreur de l’holocauste. Ce film peut, sans aucun doute, être considéré comme un jalon, mais son propos, de par sa nature même, reste cependant limité.

NOTE: 5,5/10

N. B.: En lisant aujourd’hui la critique du “Fils de Saul” parue dans les Cahiers du Cinéma, je suis davantage en mesure d’analyser la gêne que j’ai ressentie tout au long de la projection du film. L’auteur de l’article, Jean-Philippe Tessé, rapporte des propos du réalisateur: “On est dans son siège, affirmait celui-ci, en immersion. On vit l’expérience sans se poser de questions, et c’est ça le plus important.” Certes, le dispositif mis en place par le cinéaste, caméra à l’épaule centrée sur les faits et gestes de Saul, correspond parfaitement à cet objectif: nous mettre en immersion. Mais, contrairement au souhait du réalisateur, et comme le souligne le critique des Cahiers, cela ne supprime nullement le questionnement du spectateur: j’ai moi-même passé une bonne partie du film à m’interroger sur le bien-fondé de ce qui m’était montré ou suggéré, malgré le processus d’immersion. D’autre part, s’il est vrai que le réalisateur échappe sans conteste aux critiques habituellement formulées à l’encontre des films sur l’holocauste, s’il est vrai que son film peut être salué comme un remarquable exercice de style, l’objectif qu’il a lui-même formulé n’en reste pas moins extrêmement gênant. “Aujourd’hui, écrit Jean-Philippe Tessé à la fin de sa critique, on veut, on doit “vivre l’expérience”. Les publicités le crient partout: vivez l’expérience ceci! vivez l’expérience cela! Et pourquoi pas l’expérience Auschwitz? Auschwitz comme si vous y étiez. Prenez le contrôle du direct! Enfoncé dans le canapé.” En recopiant ces phrases, il me vient à l’esprit un autre film, “La Passion du Christ” de Mel Gibson. N’était-ce pas la même prétention? Nous faire vivre la Passion du Christ comme si nous y étions! Faire l’expérience d’Auschwitz, faire l’expérience de la Passion du Christ. Ces prétentions ne sont-elles pas absurdes, voire insupportables? Comme si nous pouvions réellement vivre ces expériences alors que nous sommes des spectateurs bien enfoncés dans nos fauteuils! Il conviendrait de garder un peu de modestie quand on aborde de tels sujets!

Luc Schweitzer, sscc.