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LE GRAND SILENCE

Un roman de Jennifer Haigh.

 

 

C’est en 2002 qu’une équipe de journalistes du Boston Globe, ayant mené sa propre enquête, révéla l’ampleur du scandale pédophile perpétré au sein de l’Eglise catholique de cette ville, ce qui fit l’effet d’une bombe. En 2015, le film Spolight retraçait minutieusement le travail d’enquête des journalistes. Mais c’est un autre point de vue qu’adopte Jennifer Haigh dans son roman en prenant comme narratrice du livre la sœur d’un des prêtres accusés de pédophilie. Elle se nomme Sheila McGann et, lorsque son frère prêtre Art (Arthur) se retrouve mis sur la sellette pour sa proximité coupable avec un jeune garçon, elle entreprend ses propres investigations, tandis que son frère, Mike, un ancien policier, cherche, lui aussi, de son côté, à connaître la vérité.

Oui, sans nul doute, Art a vécu une relation de très grande proximité avec une femme du nom de Kath Conlon, une toxicomane, et son petit garçon Aidan. Oui, il est accusé d’avoir abusé de ce dernier. Oui, on le désigne comme pédophile au point de placarder, dans l’immeuble où il réside après avoir dû quitter dans l’urgence son presbytère, des affiches mettant en garde contre sa présence néfaste. Mais quelle est la vérité ? Art est-il coupable et, s’il l’est, de quoi est-il vraiment coupable ? A-t-il réellement abusé du petit Aidan ? Quel est son péché, s’il en a commis un ?

Je n’en dis pas plus afin de ne pas dévoiler l’intrigue d’un roman subtilement construit qui réserve quelques surprises. Mais ce qu’il me paraît intéressant d’indiquer à propos de ce livre, c’est que manifestement la romancière a une perception juste de son sujet. Et, même si l’on a affaire à un roman, il faut noter combien les remarques ou les réflexions ou les questions qui le parcourent sont toujours pertinentes. Ainsi, dès les premières pages où la narratrice s’interroge à propos de l’image véhiculée au sujet des prêtres. N’a-t-on pas, depuis des générations et encore aujourd’hui dans les milieux très catholiques, transmis l’image fallacieuse du prêtre comme étant différent du reste des hommes ? « Je le voyais comme autre qu’humain, écrit la narratrice en songeant au prêtre qu’elle observait durant son enfance, fait d’une matière différente que le reste d’entre nous. »

Plus tard, tout en racontant ce qu’elle sait de l’itinéraire de son frère Art, la narratrice s’interroge également au sujet de la formation reçue au séminaire par ceux qui ont une vocation de prêtres. Les prépare-t-on à affronter les dures réalités du monde en les contraignant à une vie aussi réglée que celle qui prévaut dans les monastères ? Bien sûr, elle en vient à réfléchir aussi sur les questions de célibat et de chasteté (qu’il ne faut pas confondre). Sur ces sujets, l’on peut se demander également si la formation des futurs prêtres est appropriée et si ce n’est tout simplement pas une aberration que de leur imposer à tous le célibat.

Quant aux réflexions concernant la question de la pédophilie dans l’Eglise, elles empruntent plusieurs directions complémentaires. D’une part, bien sûr, il y a la réprobation, celle qu’exprime, par exemple, Abby, la femme de Mike : « Si j’avais eu la moindre idée qu’elle était si corrompue, si moralement en faillite, je n’aurais jamais accepté que mes enfants soient élevés dans la religion catholique ». Mais le roman pose d’autres questions, comme celle des abuseurs qui ont eux-mêmes été abusés durant leur enfance et qui sont donc à la fois coupables et victimes, ou encore celle des dénonciations fausses, calomnieuses, car il peut y en avoir, et quand il y en a, cela conduit souvent à un drame, un suicide par exemple.

A l’heure où vient d’être rendu public le rapport Sauvé sur les abus sexuels sur mineurs au sein de l’Eglise de France depuis 1950, à l’heure où ce même rapport formule quarante-cinq recommandations pour une véritable réforme d’une institution qui paraît sclérosée, voici un roman qui, à sa manière, peut contribuer aux réflexions et délibérations qui ne manqueront pas de survenir. Puissent-elles conduire, et conduire sans tarder, aux réformes que, pour ce qui me concerne, j’appelle de mes vœux.

8/10

 

Luc Schweitzer, ss.cc.