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LES INNOCENTES

un film de Anne Fontaine.

Des témoignages facilement disponibles l’attestent : en 1945, non seulement l’Armée Rouge soviétique progresse irrésistiblement jusqu’à Berlin mais elle occupe les territoires conquis et considère comme une évidence et un droit d’y faire régner la terreur, notamment en pratiquant le viol systématique des femmes. Les soldats ne demandent pas mieux que d’exercer ce droit, sachant que leurs supérieurs hiérarchiques non seulement ne les sanctionneront pas mais les approuveront. L’un des témoignages les plus saisissants à ce sujet fut écrit par une femme anonyme de Berlin : elle y raconte le quotidien cauchemardesque des berlinoises contraintes de se terrer afin d’échapper, autant que faire se peut, à l’emprise fatale des soldats soviétiques (« Une Femme à Berlin », Folio n° 4653).

Mais ce que dévoile aujourd’hui « Les Innocentes », le film d’Anne Fontaine, nous laisse stupéfaits. En Pologne, en décembre 1945, Mathilde Beaulieu (Lou de Laâge, remarquable), une jeune interne de la Croix-Rouge française est mise en alerte par une religieuse échappée clandestinement d’un couvent de Bénédictines. Introduite dans la clôture, l’infirmière y est mise en présence de l’invraisemblable : plusieurs parmi les religieuses sont enceintes, le couvent ayant été investi, occupé, il y a quelque temps, par la soldatesque de l’Armée Rouge.

Sans hésiter, tout à son sens du devoir et n’écoutant que son cœur, la jeune Mathilde se met au service des religieuses durement éprouvées, au point que se noue, petit à petit, entre l’infirmière issue d’une famille aux convictions communistes bien ancrées et l’une ou l’autre des cloîtrées une relation d’amitié ou de complicité qui autorise des confidences et n’est pas dénuée de dimension spirituelle. Quand Mathilde s’enquiert auprès d’une des religieuses de ce qui persiste de sa foi et de sa vocation après l’épreuve qu’elles ont subie, la réponse vient tout naturellement : « Au début d’une vocation, c’est comme si l’on était pris par la main et conduit doucement. Mais vient le jour où le Père lâche la main de son enfant et il faut continuer d’avancer malgré la nuit, les doutes, la croix. »

Pour les religieuses bénédictines de ce couvent polonais, la croix est des plus éprouvantes. On imagine les nombreuses questions et les nombreux dilemmes qui se posent à elles. Elles s’efforcent de poursuivre leur vie conventuelle de toujours, mais, qu’elles le veuillent ou non, elles se trouvent confrontées à des faits qui risquent d’ébranler, de faire vaciller, les vœux mêmes auxquels elles se sont engagées. Deux des vœux sont particulièrement concernés. Celui de chasteté, bien évidemment, non seulement à cause des viols qu’elles ont subis mais aussi parce que, pour celles qui sont enceintes, chaque examen, même exercée par les mains d’une infirmière, est ressentie comme une nouvelle atteinte à leur intégrité, voire comme une agression. Celui d’obéissance aussi, car plus d’un doute et plus d’une question surgissent dans l’esprit de certaines religieuses au sujet des décisions prises par la mère abbesse.

Cette dernière, en effet, semble habitée par une obsession : le secret. Pour elle, les faits qui se sont déroulés au sein du couvent doivent, à tout prix, demeurer secrets, sans quoi, elle en est certaine, un scandale éclatera, des sœurs seront victimes de l’opprobre et la communauté sera dissoute. La conséquence de cette obsession va de soi : comment garder secrets les grossesses et les accouchements de religieuses dont l’état exige des soins et, surtout, que faire des enfants une fois qu’ils sont nés ? Que fait la mère abbesse ? Comment s’y prend-elle ? Comment se résoudront ces épineuses questions ?

C’est avec grande délicatesse et une constante justesse de ton qu’Anne Fontaine aborde ces questions inédites et ces dilemmes dans son film. On le ressent d’un bout à l’autre de celui-ci, la réalisatrice s’est elle-même fortement imprégnée de la vie conventuelle qu’elle met en scène. On le devine aussi à cause de la pertinence de certaines répliques, elle a été judicieusement conseillée (en l’occurrence par dom Jean-Pierre Longeat, l’ancien abbé de Ligugé).

Servi par des actrices remarquables, le film convainc sans peine chaque fois qu’il se déroule entre les murs du couvent (c’est un peu moins le cas pour les scènes se déroulant au sein de la Croix-Rouge). On y ressent fortement la détresse des religieuses, leurs doutes, leurs peurs, mais aussi leur foi (même si elle a de quoi vaciller), leur espérance, leurs désirs (qui diffèrent de l’une à l’autre) et, étonamment, quelque chose qui surgit, par moments, et qui ressemble à la joie. La scène finale, surprenante, donne presque envie de rire !

Ce film nous rappelle aussi que, de tout temps, et aujourd’hui encore, le viol est considéré par certains militaires comme une arme de guerre parmi d’autres. Cette pratique inqualifiable doit cesser : il faut non seulement la dénoncer mais agir pour qu’elle soit réellement sanctionnée pour ce qu’elle est : un acte criminel.

NOTE:  8,5/10

Luc Schweitzer, sscc.